J’habite au 47 ème étage de la tour Nord-Est. Pas la meilleure, pas la pire. Principalement occupée par des fonctionnaires de catégorie C. Pas les meilleurs, pas les pires. La plupart sont des braves gens qui font leur boulot de leur mieux. Méticuleusement. Du mieux qu’ils peuvent. Ceux là sont les » pas de chance ». Les « nés au mauvais endroit » les « qui n’ont jamais eu une chance d’avoir une meilleure éducation », les qui n’ont pas de tonton dans les bons quartiers, comme moi, grâce à qui j’ai pu obtenir un appartement réservé aux fonctionnaires, mais pas dans les beaux quartiers : je ne suis qu’une artiste de catégorie C. On y vit la aussi tranquillement qu’on peut. Au rythme de la vie des uns et des autres. Chacun ses habitudes. On entend tout. Le chien qui aboît, le bébé qui pleure, la maman qui enguirlande un de ses chenapans, le mari qui frappe sa femme, les ados qui rentrent de boîte, les travailleurs de nuit qui rentrent du boulot.
Mon voisin du dessus rentre tard, ou tôt, tout dépend de quel point de vue on se place. Mon voisin du dessus rentre chargé de fatigue, le pas lourd. Il verrouille sa porte, met un peu de musique pour se détendre pour l’aider à trouver le sommeil, passe un dernier coup de téléphone à sa maîtresse. Alors, je me réveille et je me mets au travail. Je suis écrivaine, ou peintre, ou musicienne. Un peu de tout ça, ou l’un ou l’autre. Ça tombe bien, le petit matin est propice à l’inspiration. Alors mon voisin rentre, je me réveille et je commence à penser.
Mon voisin est interrogateur de 3eme catégorie au Centre d’Interrogatoire du Pôle de Renseignement de la ville basse. Un brave mec, gentil, serviable, aimable et, ce qui ne gâche rien, beau garçon. Un gars sain, sportif. Une belle prise pour n’importe quel minette avec un tant soit peu de jugeotte. Il pourrait tomber les filles, accumuler les aventures mais mon voisin du dessus est un jeune homme sérieux. Il veut la bonne ou rien. Il attend. Et pendant qu’il attend, il accumule les services de nuit parce que c’est mieux payé et qu’il met de côté.
Je me lève, j’allume la télé. Je prends des nouvelles du travail monde pour mieux les oublier. Guerres, famines, attentats, coups d’États, révolutions et contre-révolutions, manifestations et contre manifestations, assassinats, catastrophes, accidents, pour la détente, nouvelles du show biz, et pour le boulot, nouvelles culturelles. Je dois être au courant. Etre au courant, ça fait partie du job. Puis une fois que j’en ai vu assez, j’éteins le poste et je me mets au travail. J’écris, je peins, je compose un peu. Ça dépend des jours, de l’inspiration, de la commande en cours.
Et les jours défilent ainsi parsemées d’engueulades d’enfants en retard, de passages à tabac de femmes plus ou moins adultères et d’odeurs de cuisine.
Demain matin, mon voisin du dessus rentrera encore tard, ou tôt, et demain matin, comme chaque jour, je me demanderai en me réveillant qui il a interrogé cette nuit et s’il est toujours vivant.
L’interrogatoire
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